Le Sonderfall suisse [A]

Kurt Imhof

Chaque entité sociale consciente d’elle-même se perçoit comme un « cas particulier » (Sonderfall). Ceci est d’une grande signification pour les communautés démocratiques parce que l’acceptation des décisions majoritaires ou minoritaires ainsi que de la redistribution des biens nécessitent un mécanisme socio-moral d’appartenance. L’appartenance dépend de la croyance en une origine commune (« Gemeinsamkeitsglauben »; Max Weber) qui elle-même découle de la conscience d’être un « cas particulier ». L’ancienne historiographie nationaliste patriotique classique a, en grande partie, ignoré ce simple fait social (Emile Durkheim), tout comme la plus récente historiographie critique du nationalisme à partir des années 1970. La première reconnaissait effectivement le « cas particulier » suisse sans pour autant en questionner l’idéologie tandis que la dernière fait le contraire et nie son existence. Les deux ont tort : l’historiographie nationaliste favorise le mythe de création héroïque tandis que l’historiographie anti-nationaliste le déconstruit. Les deux ignorent le dynamisme et la valeur propres au discours des « cas particuliers ». Il est temps de poser des questions plus intéressantes. Il est particulièrement intéressant de réaliser que les caractéristiques spécifiques des « cas particuliers » sont déterminantes pour leur développement et leur évolution. En d’autres mots : les « cas particuliers » se construisent au cours du processus historique ainsi qu’au fil de débats constant dans la sphère publique pour devenir faits sociaux qui à leur tour engendrent de nouveaux faits sociaux.

Revue suisse de sociologie, 32 (2), 2006, 197-223

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